Steward-Ownership : choisir la mission plutôt que le profit

Template 169 bleu electrique

Et si le capital ne dictait plus la stratégie ? Face à un modèle économique obsédé par la rentabilité, le steward ownership propose une autre manière d’entreprendre, où la mission et les valeurs restent aux commandes.

Dans l’écosystème startup, le scénario reste souvent le même : « monter, lever, scaler… puis vendre », confie Valérian Fauvel, entrepreneur et cofondateur de Jumanji Studio, où il développe un écosystème dédié aux modèles d’entreprise durables, dont le steward ownership. Un cycle centré sur l’exit, qui fragilise les entreprises à mission en les exposant aux rachats, aux changements de cap et à la dilution de leur raison d’être.

Le steward ownership s’inscrit à rebours de cette logique. Son principe est radical dans sa simplicité : le capital peut financer, mais il ne commande pas. Le pouvoir revient à celles et ceux qui font vivre l’entreprise, tandis que la mission est protégée par une structure juridique rendant la société invendable. Le modèle gagne du terrain en Allemagne, et la France commence à s’y intéresser sérieusement. Pourquoi maintenant, et que pourrait-il changer dans la manière de gouverner et de transmettre les entreprises ? Décryptage.

Le steward ownership : trois principes fondateurs

Valerian Fauvel défend l’idée qu’il ne s’agit pas de sortir du capitalisme, mais d’en transformer la logique de contrôle. C’est précisément ce que propose le steward ownership via trois principes clés :

  • Le pouvoir sans la propriété

Dans une entreprise en steward ownership, les décisions ne dépendent pas du montant investi. Elles sont confiées à un groupe restreint de “stewards, fondateurs, salariés clés, managers ou experts proches de la mission. Le pouvoir repose sur la compréhension du métier et l’engagement envers la finalité de l’entreprise, non sur la détention de parts.

Les investisseurs, eux, financent… sans gouverner. Valerian Fauvel insiste sur cette distinction fondamentale : le capital ne doit pas orienter la stratégie. Le principe est clair : celles et ceux qui font vivre l’entreprise restent aux commandes. Même un fondateur qui quitte la structure perd automatiquement ses droits de vote, évitant ainsi une gouvernance figée et limitant l’influence du passé sur l’avenir.

  • Une entreprise… invendable

Le deuxième pilier est probablement le plus radical : l’entreprise ne peut pas être vendue. L’incessibilité est inscrite dans les statuts et souvent protégée par un actionnaire “sentinelle”, une fondation par exemple, qui détient une très faible part du capital mais possède un droit de veto sur toute tentative de cession. 

C’est le cas chez Haferkater, une entreprise de restauration qui a levé 3,3 M€ sous steward ownership et réalise 11 M€ de chiffre d’affaires. Comme le rappelle Valerian Fauvel dans sa newsletter, une simple action de 1 % détenue par la Purpose Foundation en Suisse suffit à garantir qu’aucun rachat ne pourra détourner la mission de l’entreprise. Depuis dix ans, cette fondation s’emploie à formaliser des principes, créer des outils juridiques transposables, accompagner les entreprises et mobiliser un capital dédié.

Ce cadre, paradoxalement, rassure les investisseurs : les financements souples (revenue share, prêts participatifs) sont plus facilement acceptés, car les règles du jeu sont claires dès le départ. Et il change profondément le rapport au temps. Pour Valerian Fauvel, rendre une entreprise invendable la fait basculer dans une logique de long terme : libérée de l’obligation d’exit, elle se met à raisonner sur plusieurs décennies.

  • La fin de la rente infinie

Le steward ownership ne supprime pas le profit : il le structure. Fondateurs et investisseurs peuvent être rémunérés, mais dans un cadre fixé à l’avance. Par exemple, leur retour peut être de deux, trois ou cinq fois leur mise selon le risque. Une fois ce plafond atteint, la rente s’arrête. « Ce n’est pas un geste philanthropique, c’est une logique économique de long terme », explique Valerian Fauvel.

La valeur excédentaire n’est plus captée indéfiniment : elle retourne à l’entreprise, à sa mission, aux équipes ou à son écosystème. Cette logique empêche toute spéculation : des parts qui ne peuvent ni être revendues ni générer de rente infinie cessent d’être des actifs financiers. L’entreprise redevient un outil productif.

Une nouvelle philosophie de l’entreprise

En rendant l’entreprise invendable et en plafonnant la rente financière, le steward ownership propose une autre manière de construire et de transmettre. Les logiques spéculatives disparaissent, la gouvernance se stabilise et les décisions se projettent enfin sur le long terme. Les parts ne sont plus des tickets de loterie, mais de simples « titres de contribution », décorrélés des marchés ou d’un éventuel rachat.

Valerian Fauvel résume l’esprit du modèle : une entreprise qui n’est plus instrumentalisée par la finance peut retrouver « une forme de limite », éviter « la rente infinie » et orienter ses ressources vers la mission plutôt que vers la spéculation. Cette philosophie fait émerger plusieurs avantages rarement observés dans les modèles classiques, selon l’entrepreneur :

– Une résilience accrue, comparable à celle des entreprises familiales ;
– Une rentabilité encadrée mais lisible pour les investisseurs ;
– Des équipes plus fidèles et engagées, qui ne travaillent plus pour « un actionnaire invisible » mais pour une mission qu’elles contribuent à faire vivre.

Le steward ownership : un modèle encore balbutiant en France

À l’origine, le steward ownership répondait avant tout à un besoin pragmatique : assurer la transmission et la pérennité de certaines entreprises. « Ce modèle a été inventé un peu sans le savoir par des gens qui cherchaient des solutions de transmission de l’entreprise, ou de pérennité de l’entreprise », rappelle Valerian Fauvel. « Bosch, Rolex, Victorinox par exemple sont devenues, sans le savoir, steward-owned. »

C’est en Allemagne que le modèle a réellement été structuré. Depuis une dizaine d’années, la Purpose Foundation joue un rôle majeur : « Ses membres ont commencé à regarder ces modèles, à les étudier afin de modéliser le steward-ownership. » Elle a posé les principes, créé un langage commun, accompagné des centaines d’entrepreneurs et mis en place des mécanismes de protection comme la golden share. Aujourd’hui, « dans le monde, il y a environ 300 entreprises steward-owned, en tout cas identifiées par Purpose ». L’écosystème le plus avancé reste l’Allemagne et, plus largement, le duo Allemagne–Pays-Bas : « On peut considérer qu’ils ont 15 ans d’avance sur le sujet. »

En France, le mouvement n’en est qu’à ses débuts. Les initiatives existantes — fondations actionnaires, entreprises à mission, fonds à impact, relèvent davantage de « l’esprit du steward ownership » que de son application stricte. « En France, ça n’a jamais été fait, on doit donc l’inventer en hackant des statuts de SAS par exemple », souligne Valerian Fauvel.

Bloc le connecteur le futur du travail se vit ici


Ces pionniers français qui expérimentent le modèle

Le steward ownership n’en est qu’à ses débuts. Pour l’heure, tout repose encore sur du sur-mesure : « S’il y a des entreprises steward-owned, personne ne les connaît parce qu’ils n’en parlent pas », explique Valerian Fauvel. C’est pour cela qu’il défriche le terrain en commençant par transformer sa propre structure : « Nous sommes en pleine transformation, d’abord auprès de nos équipes, ensuite de notre board, puis de nos investisseurs. »

En parallèle, il accompagne d’autres fondateurs, diffuse le modèle et ouvre le dialogue avec les fonds. Les lignes commencent à bouger : « Depuis qu’on en parle, il y a des entrepreneurs qui se posent la question. » Comme Citizen Capital, fonds d’investissement à impact, ou encore Feve (Fermes en Vie), qui finance des fermes pour faciliter l’installation d’une nouvelle génération d’agriculteurs et d’agricultrices grâce à l’épargne citoyenne.

  • Pourquoi Citizen Capital s’y intéresse de près

Clara Deniau, Chief Impact Officer chez Citizen Capital, suit le steward ownership avec attention : plusieurs questions qu’il soulève rejoignent les préoccupations du fonds. « Nous avons beaucoup de réflexions autour de l’alignement entre mission et business », explique-t-elle. Citizen Capital accompagne en effet systématiquement ses participations pour éviter les “mission drifts” : formaliser la mission, l’inscrire dans les statuts, créer un comité d’impact ou de mission, travailler l’appropriation par les équipes et aligner les processus internes. Car, rappelle-t-elle, « toute entreprise a des zones de tension, des arbitrages à faire ».

L’intérêt pour le steward ownership vient précisément de là : l’existence de garants indépendants de la mission répond à un enjeu de long terme. Mais le modèle pose aussi une limite opérationnelle majeure : il suppose que les investisseurs ne soient plus décisionnaires sur les choix stratégiques. « Comment structurer en steward ownership tout en levant de l’argent auprès d’investisseurs ? », s’interroge-t-elle. Or beaucoup d’entreprises à impact dépendent encore de financements externes, et la plupart des investisseurs attendent un droit de regard, parfois un rôle actif, dans les arbitrages clés. Une redistribution du pouvoir qui reste loin d’être évidente.

  • FEVE : sécuriser la mission à long terme

Pour Vincent Kraus, cofondateur de FEVE (Fermes en Vie), l’enjeu du steward ownership tient en une question : comment garantir la pérennité d’un projet pensé pour accélérer la transition agroécologique ? Le modèle de FEVE repose sur deux entités : une foncière détenue majoritairement par des particuliers , « 3 000 personnes » ayant investi pour donner du sens à leur épargne, et une SAS qui identifie, structure et accompagne les projets agricoles. C’est cette SAS qui cristallise les questions de gouvernance à long terme. Vincent Kraus le formule clairement : « Qu’est-ce qui se passera quand nous, on ne sera plus là ? » Et comment éviter qu’un jour, la mission, à savoir installer une nouvelle génération d’agriculteurs et soutenir des modèles agroécologiques ambitieux,  ne dérive ou que la structure ne soit vendue à un acteur non aligné ?

Le steward ownership apparaît comme une piste possible pour sécuriser l’intégrité du projet. Mais FEVE en est « très en amont » : le cadre reste flou et les questions nombreuses. « Est-ce qu’on créerait une fondation actionnaire ? Est-ce qu’on en rejoindrait une ? » s’interroge-t-il. La réflexion progresse lentement, freinée aussi par le contexte : la SAS est en pleine croissance, avec d’autres priorités opérationnelles. FEVE manifeste donc un intérêt réel pour des mécanismes de protection de la mission, mais la mise en œuvre concrète reste encore largement à inventer.

En France, le steward ownership avance donc doucement, porté par quelques pionniers comme Valerian Fauvel, qui ouvrent la voie. Un chantier qui grandit à petits pas, mais dont l’ambition pourrait bien redessiner un pan du paysage entrepreneurial français.

Bloc signature laure girardot

Partager cette actualité sur :

Ce contenu vous plait ?

Abonnez-vous à notre newsletter !

Recevez chaque mois les nouveautés du Connecteur

Découvrez aussi